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Attentats et médias: la mise en garde de la psychologue Marianne Kedia

Les journalistes ont-ils correctement traité les récents attentats de Bruxelles et de Paris ? Pour Marianne Kedia, docteure en psychologie et spécialiste du trauma, la couverture, notamment par les chaînes d’information en continu, a été trop émotionnelle. Voire anxiogène. Interview.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 4 min
Sauveteurs intervenant sur les lieux de l'attentat à l'aéroport de Bruxelles le 23 mars 2016.  (REUTERS - Geert Vanden Wijngaert - Pool)
Sur quoi porte votre critique ?
A mes yeux, il y a deux axes à considérer dans la manière dont les journalistes traitent les attentats et abordent les victimes, alors que celles-ci sont en état de choc. D’une part, ce traitement empêche ces personnes de satisfaire leurs besoins immédiats de sécurité, de soin et de réassurance affective. D’autre part, il ne prend pas en compte le fait que ces dernières ne sont pas en état de décider, en état de contrôler leurs propos et l’image qu’elles renvoient d’elles-mêmes.
 
Ces victimes sont parfois filmées sans être floutées. Or, d’un point de vue psychologique, on ne sait pas ce que cela implique pour elles à moyen ou long terme, quels effets nocifs cela peut avoir d’être reconnu par des proches, sa boulangère... Pour certaines, cela peut avoir des effets positifs. Mais je pense qu’on fait prendre des risques inutiles à la grande majorité d’entre elles.
 
Ces images de victimes ont-elles un effet sur le téléspectateur ?
Il y a des similitudes entre une personne traumatisée qui se repasse en boucle ce qu’elle a vécu, et un téléspectateur qui regarde en boucle les images de victimes. Les chaînes d’information en continu donnent à voir à ce dernier des images anxiogènes sans lui donner la possibilité de réfléchir, alors qu’il ne se passe pas forcément grand chose à l’antenne. Au lieu de donner une analyse conceptualisée, elles diffusent des éléments très peu mis en perspective. Elles ne font que transmettre une émotion, en l’occurrence la peur.

Sur le site de l'attentat anti-chrétien de Lahore le 27 mars 2016 (REUTERS - Mohsin Raza )

Pendant ce temps, le téléspectateur reste passif. Il est un peu hypnotisé par une image émotionnelle forte. On n’imagine pas ce que cela représente pour lui. Le gros risque, c’est de majorer considérablement son sentiment d’insécurité. Un sentiment beaucoup plus fort que la réalité : car dans la réalité, heureusement, la probabilité d’être soumis à un attentat reste très faible. La force de l’émotion fait oublier cette probabilité.

Je pense que la transmission d’une information passe mieux par le langage, à la radio ou en presse écrite, voire par internet à la condition de désactiver les alarmes sur les derniers développements de l’évènement. Sans support visuel, le positionnement hypnotique et passif diminue fortement. Celui qui reçoit l’information, l’auditeur ou le lecteur, est alors obligé de prendre de lui-même un certain recul.
 
La couverture des attentats diffère-t-elle selon les pays où ils se produisent ?
Il y a une différence entre pays limitrophes et pays lointains. On est davantage ému si ces attaques ont lieu dans des pays qui nous sont proches. On se sentira plus menacé, en partie à juste titre, par un attentat en Belgique qu’au Pakistan. Mais dans le second cas, on s’identifie aussi beaucoup moins, et l’on a tendance à avoir moins de considération pour la souffrance des victimes.
 
D’une manière générale, comment devraient réagir les journalistes, selon vous ?
De ce point de vue, la ligne éditoriale d’une rédaction a plus d’importance que le comportement sur le terrain de ses journalistes qui subissent souvent une grosse pression. Dans l’absolu, il convient de prendre de la distance et de ne pas rester uniquement dans le traitement émotionnel de l’information.

Pourtant, à elles seules, les images peuvent contribuer à faire évoluer une situation…
C’est vrai. Par exemple quand on pense à la photo, prise en Turquie, du corps d’Aylan, ce petit Syrien noyé. Ou à celle de cette petite fille courant nue sur une route vietnamienne. Oui, une photo dégage une force émotionnelle qui peut faire évoluer les choses.

Un policier turc près du corps d'Aylan, 3 ans, le 2 septembre 2015, sur une plage de Bodrum (sud de la Turquie) (CRÉDITNILUFER DEMIR / DOGAN NEWS AGENCY / AFP)
 
A l’heure du journalisme en continu qui ne permet pas forcément de prendre de la distance par rapport à l’évènement, l’opportunité de saisir une image est une question de temporalité : à quel moment peut-on la diffuser ? Dans le même temps se pose aussi la question du respect de la victime.
 
Prendre de la distance, cela veut dire quoi, quand tout va plus vite ?
Ce n’est pas forcément incompatible. La question est de savoir de quoi on parle. Et comment on en parle ! En acceptant le fait qu’il y a des fois où l’on n’a rien à dire.

Pour moi, ce sont des questions essentielles. La manière dont les médias traitent un évènement est un enjeu de société. Le traitement émotionnel peut rendre les individus anxieux et paranos. Cela a des conséquences sur la psychologie collective. 

La petite Kim Phuc (à droite), 9 ans, fuit un incendie provoqué par le napalm le 8 juin 1972, pendant la guerre du Vietnam, à Trang Ban (sud du pays). Le photographe américain Nick Ut, qui a pris la photo, l'a ensuite emmenée à l'hôpital. «C’est la photo de Nick Ut qui a réveillé les consciences américaines face à la guerre du Vietnam. Elle a permis à l’opinion publique de peser sur la vie politique pour en changer le cours et accélérer la fin de la guerre. Aujourd’hui, personne ne le conteste», confiait Alain Mingam, lauréat du Word Press Photo et président du prix photo de l’Agence française de développement à «Géopolis», en septembre 2015. 

 (Nick Ut / STAFF / UPI / AFP)

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