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Mohammad Rasoulof: «L’Iran a fait une chute libre sous Ahmadinejad»

Dans «Lerd» (Un homme intègre), son dernier film qui a décroché le prix Un Certain Regard le 27 mai 2017 lors de la 70e édition du Festival de Cannes, le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof dépeint la corruption systémique à laquelle sont confrontés ses compatriotes. Entretien avec le réalisateur, condamné à une peine de prison dans son pays, laquelle n'est toujours pas exécutée.
Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 6 min
Le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof, le 19 mai 2017, lors de la 70e édition du Festival de Cannes.  (Valery HACHE / AFP)

La dernière oeuvre de Mohammad Rasoulof raconte l'histoire de Reza, un fermier qui s'est retiré dans la campagne iranienne. Il y élève des poissons rouges. Une compagnie privée, qui bénéficie du soutien d'autorités locales corrompues, est intéressée par sa propriété. Comment et jusqu'à quand le héros de Lerd pourra-t-il résiter aux pressions qu'il subit de toutes parts?   

Vous êtes considéré comme un ambassadeur du cinéma iranien. Pensez-vous représenter un pays qui n’est pas un exemple de démocratie? 
Je ne représente personne. En Iran aussi, on m’a posé la question de savoir si je représentais le cinéma iranien. Non, c’est mon film. Le cinéma iranien est extrêmement varié. Aucun film ne peut le représenter à lui seul. Par ailleurs, je n’ai jamais reçu la moindre aide ni la moindre subvention du régime iranien, donc je ne vois pas pourquoi je le représenterais.

Je suis un cinéaste indépendant. Il se trouve que je parle persan et que je connais la culture iranienne. C’est sur ce territoire-là que je fais des films. Mes films sont iraniens. Si je veux m’intéresser au monde, à l’être humain, je le fais par la fenêtre de ma propre culture. Je suis sûr qu’il y a d’autres pays qui ont des problèmes proches des nôtres. Je considère que je partage une image de ma région avec le monde.

Dans «Lerd», il est question d'un homme pris au piège dans un système corrompu. Cet enfermement vous est familier puisque vous êtes un artiste censuré. Cela vous a-t-il aidé dans l'écriture de ce film?
Dans ce film, comme dans le précédent (Les Manuscrits ne brûlent pas, 2013, NDLR), il y a toujours un point de jonction entre mon sujet et moi. Sans doute, mes propres expériences ont-elles contribué à la création de ce film mais je ne peux pas dire dans quelle proportion. Les personnes autour de moi sont également une source d'inspiration. 

Reza, votre héros, tente de résister à la corruption. De votre côté, vous subissez la censure. Comment vivez-vous cette situation?
Il est important de le dire: la corruption existe absolument partout dans le monde. Ce qui me saisit dans la situation iranienne, c’est la résignation face à cette corruption. Tout le monde l’accepte. Les gens demandent des pots-de-vin sans honte. La honte s’est perdue et c’est ça qui me dérange. Il y a quelque chose d'immoral qui se multiplie. Les pots-de-vin ne sont qu’un exemple parmi tant d'autres.

Chaque jour, le système vous oblige à vous éloigner de vous-même, il vous rend sournois. Et si vous résistez, vous vous faites traiter de naïf, on vous dit que vous n’avez pas assez de quotient émotionnel (dans une scène, le héros de Lerd est confronté à une vieille connaissance qui s'est accomodé du système et qui lui reproche justement de ne pas avoir assez de quotient émotionnel, NDLR), d’intelligence émotionnelle. Ici, si vous êtes sincère, vous ne vous faites pas traiter de naïf. En Iran, ce n’est pas le discours mais dans les faits, vous êtes récompensés quand vous vendez votre âme. Et ce système-là résulte de la structure politique.


  (Photo du film «Un homme intègre»)

Vos opinions politiques sont à l’origine de votre condamnation à une peine de prison qui n’est pas encore exécutée. Comment vivez-vous avec cette épée de Damoclès?
Quand j’étais petit, on me disait de ne pas aller dans le sous-sol de ma tante parce qu’il y avait un djinn (un être généralement malfaisant dans les croyances musulmanes, NDLR). Mais j’aimais bien y aller l'été pour m'allonger parce qu’il y faisait frais. Quand je pensais au djinn, je n’y allais pas. Et puis, petit à petit, j’ai appris à ne pas penser au djinn. J’y allais, je ne pensais pas au djinn et je profitais. Ce que le gouvernement veut m’imposer, c’est d’avoir cette peur-là dans l’exercice de ma profession. Mais je n’ai pas peur et je fais mon travail. Ce n'est pas pour autant que je nie cette peur.

Après Les Manuscrits ne brûlent pas (également présenté à Un Certain Regard à Cannes en 2013, NDLR) , beaucoup de gens m’ont conseillé de ne pas rentrer alors que Rohani était déjà arrivé au pouvoir. Et je leur répondais: «Je ne peux pas ne pas rentrer. Il faut que je vive dans mon pays». Je suis monté dans l’avion et dès que la porte s’est fermée, j’ai été pris d’une irrépressible angoisse alors que l’avion n’avait pas encore décollé. Nous étions encore à l’aéroport, j’aurais pu crier et descendre. Mais, non ! J’avais pris deux cachets pour dormir mais je n’ai pas pu fermer l’œil, ne serait-ce que pendant une minute.

Pendant tout le trajet, je me suis demandé ce qui se passerait à l'arrivée. Quand l'avion a atterri en Iran, j’avais encore peur mais je me suis dit qu’il fallait y aller. Cependant, en posant mon pied sur le sol, j’ai eu l’impression que ma mère me prenait dans ses bras. Tout d’un coup, j’étais tranquille ! Je me suis fait arrêter mais je me sentais tout détendu. C’était peut-être une réaction à la peur…Ce souvenir ne me quitte pas parce que je suis revenu par amour pour mon pays.


Vous semblez quelque peu pessimiste sur la situation politique de votre pays, en dépit de la percée, ces dernières années, des réformateurs?
Je ne suis ni pessimiste ni optimiste. Dans la vie, ce qui compte le plus, c’est d’essayer, c’est que tous les matins en se réveillant, on ait le sentiment d’avancer vers un projet. Je n’attends pas beaucoup de résultats. Néanmoins, il me semble que sous Ahmadinejad, le pays a fait une chute libre. Rohani, lui, a le mérite de geler la situation, de faire cesser cette chute. Il a fait de grands pas en avant. Ce n’est pas négligeable.

J’approuve les démarches de ce gouvernement qui essaie de ramener l’Iran dans la communauté internationale. Mais malheureusement, le guide iranien n’a pas les idées bien placées à ce sujet. Et hélas, le président n’a pas de pouvoir exécutif réel. Je vois bien qu’ils essaient. Cela ne veut pas dire qu’il y aura un immense changement. Cependant, quand Rohani est là, j’ai l’impression de me battre en donnant des coups de poing contre du bois. Si Ahmadinejad et ses semblables sont là, je donne toujours des coups de poing mais contre du fer.

L'épouse de votre héros dit à une jeune fille qu’il appartient souvent aux femmes de régler les problèmes que les hommes créent. D’où vous est venue cette réplique?
Je ne savais pas qu’elle ferait mouche à ce point. J’ai vu ma mère, ma sœur, ma femme agir ainsi. Ce modèle m'est familier.  

Si vous n’aviez pas été cinéaste, qu’auriez-vous fait?
Je pensais devenir ingénieur électronique et de temps en temps faire un film. Mais je me suis rendu compte que je voulais être cinéaste à temps plein. J'ai commencé à faire du théâtre à l'âge de 9 ans mais je détestais jouer. A 16 ans, j’ai renoncé même si je m’en sortais bien. Je me suis mis à écrire mais je pensais toujours devenir ingénieur parce que j’étais très curieux.

Du plus loin qu'ils se souviennent, mes parents m’ont raconté que je n'avais jamais laissé un appareil tranquille parce que je le démontais pour voir ce qu’il y avait l’intérieur. J’aurais pu être avocat aussi. Finalement, c’est le cinéma ou rien !

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