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Vietnam, Cambodge, Laos: difficiles et surprenantes «sorties de guerre»

Après 1975 et une guerre trentenaire, le Vietnam, le Cambodge et le Laos ont connu des évolutions différentes, dramatique pour le Cambodge. Michel Strulovici a été de 1975 à 1978 correspondant de «L’Humanité» pour la région (avant d'intégrer France 2). Dans «Sorties de guerre», il raconte ce qu’il a vu. Et analyse la transformation de ces pays socialistes en acteurs capitalistes. Interview.
Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Dans une rue d'Hanoï, capitale du Vietnam, un motocycliste transporte un portrait de l'ancien dirigeant révolutionnaire, Ho Chi Minh (12 juin 2007). (Reuters - Kham)
Pourquoi avez-vous attendu 40 ans pour rédiger ce livre?
Il m’a fallu le temps de m’y consacrer ! J’ai seulement pu m’y mettre quand j’étais à la retraite. Mais cette distance a l’avantage de mettre en perspective mon travail : savoir là où je me suis trompé, là où j’ai anticipé.

A propos de la bataille de Dien Bien Phu, vous dites que «les généraux français n’étaient pas incompétents», allant ainsi contre une idée parfois répandue…
En élaborant le plan de cette bataille, les généraux français ont continué une tactique qui avait été victorieuse jusque-là. Ils obligeaient les Vietnamiens à rassembler leurs troupes en un seul point puis les attaquaient ensuite avec l’armement moderne: aviation, napalm, artillerie lourde. A tel point que le général vietnamien Giap raconte dans ses mémoires que confrontés pour la première fois au napalm, ses hommes croyaient que c’était de la pluie et qu’ils se sont seulement protégés «avec des toiles imperméables et des couvertures matelassées».

Les Français pensaient donc avoir la supériorité de l’armement et contraindre Giap à rassembler ses troupes à Dien Bien Phu. Mais ce qu’ils ne savaient pas, c’est qu’il y avait une nouvelle donne politique à l’intérieur du Parti communiste vietnamien. Laquelle a eu des conséquences sur la manière de mener la guerre. La réforme agraire, menée dans les territoires libérés à l’initiative des pro-Chinois sur le modèle maoïste, avait été un échec et entraîné l’élimination de nombreux cadres. De la même façon, la stratégie, voulue par les Chinois, de faire monter les soldats par vague, avait été très meurtrière. Giap et Ho Chi Minh se sont alors dit qu’ils risquaient d’être laminés et qu’ils couraient à la catastrophe.

Les deux hommes vont donc décider d’inverser la tendance et de se débarrasser de la tutelle chinoise. Giap a repensé la tactique militaire: il a mis au point un autre dispositif s’appuyant sur l’encerclement de l’ennemi et l’étouffement de ses points d’appui. Dans le même temps, il savait que la mousson allait restreindre l’efficacité de l’aviation française. Et alors que les Français croyaient que l’adversaire ne pourrait pas utiliser l’artillerie lourde sur des pentes très prononcées, le général a résolu le problème grâce à un système de grottes. Résultat: les canons vietnamiens ont joué un rôle clef dans la bataille et ont inversé le rapport des forces.

Eng Rottha, 28 ans, regarde des photos de personnes torturées et massacrées par des Khmers rouges dans l'ancienne prison de Tuol Sleng à Phnom Penh, devenue un musée. Un lieu de supplice où sont morts 12.380 adultes et enfants. Dont le propre père d'Eng Rottha.  (AFP - ROB ELLIOTT)

En ce qui concerne le Cambodge, comment avez-vous découvert l’ampleur du génocide, mené entre 1975 et 1979?
Nous n’avons eu des informations que très tard. En octobre 1975, j’avais cependant eu un pressentiment en rencontrant un responsable khmer rouge, en escale à Paris. Ce dernier m’avait dit, en me fixant droit dans les yeux: «Nous transformons les hommes, les mains dans la boue des rizières»...

En mars 1978, la diffusion internationale d’un reportage télévisé d’une équipe yougoslave, qui s’était rendue sur place, a créé un choc. Grâce aux Vietnamiens, j’ai alors pu aller à la frontière entre les deux pays où il y avait eu des affrontements. J’ai vu l’ampleur des massacres subis côté vietnamien, avec des villageois coupés en morceaux, des bébés passés au fil des baïonnettes. J’ai pu discuter avec des prisonniers khmers rouges et des réfugiés cambodgiens. Ils m’ont raconté l’horreur. J’ai commencé à mesurer l’étendue du drame.

Mais à ce moment-là, on ne pensait pas que les Khmers rouges étaient en train de massacrer 1,8 million de personnes. Soit à peu près un tiers de la population. En ce qui me concerne, le vrai choc, je l’ai eu quand je suis arrivé à Phnom Penh en 1980. Là, j’ai été totalement abasourdi. Les rares survivants m’ont rappelé ceux d’Auschwitz, même si les deux génocides ne sont pas de même nature. J’ai rencontré des gens qui me disaient: «J’ai perdu 25 personnes dans ma famille»...

Comment voyez-vous l’évolution des pays de la région?
Tous ces pays ont repris le modèle politique et économique chinois. Ils se sont adaptés à un modèle de croissance capitaliste mondialisé. Leurs dirigeants veulent garder le pouvoir mais ils savent qu’ils ne peuvent échapper à la mondialisation. Ils font venir les investissements étrangers dont ils assurent la stabilité et la rentabilité. Ils développent le pays. Et s’en mettent plein les poches. Ils ont pris au mot la fameuse phrase de Margaret Thatcher: «There is no alternative !» («Il n’y a pas d’alternative !»)

Dans le même temps, ils sont confrontés à la puissance tutélaire de la Chine et ils ne savent pas comment y échapper. Les Etats de la région vont être obligés de négocier avec les Chinois qui disent: «Dans cette région, nous sommes chez nous.» Ces pays n’ont qu’une seule alternative: une présence américaine renforcée. D’où cette constatation: c’est décidément dans la zone Pacifique que l’histoire du monde est en train de se faire.

«Sorties de guerre, Vietnam, Laos, Camboge, 1975-2012», Michel Strulovici, Les Indes Savantes, 2016

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